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7ème congrès du GREPFA France, Les Sables d’Olonne (15-16 juin 2006) 1
D. GORANS « T’as d’beaux draps, tu sais ! »
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Dr Daniel GORANS,
Psychiatre, Nantes
« T’as d’beaux draps, tu sais ! »
Aujourd’hui, j’attends tranquillement mon départ pour l’hôpital. J’ai de la fièvre et je tousse.
Des fois je crache même un peu de sang. Par la fenêtre de la chambre, je perçois quelques
arbres. Une fois encore, ils se couvrent de feuillage et les oiseaux s’y disputent. Le ciel est
menaçant mais cela m’est égal.
La semaine dernière, ma nièce est venue me chercher. J’ai passé la journée du dimanche avec
elle et son frère. J’avais hâte de retrouver ma chambre, mon lit, mes draps. Mon neveu m’a
posé plein de questions. Il est dans une école pour devenir journaliste. Quelle drôle d’idée ! Il
veut écrire un article sur moi. Pourtant, je n’ai pas eu une vie intéressante. Je lui ai quand
même répondu, pour lui faire plaisir.
Il m’a envoyé une lettre. Dans la lettre, il y a ce qu’il a rédigé sur moi. Mais je ne sais pas lire.
Maria m’a proposé de la lire à voix haute. Il faut que je vous dise, Maria est celle chez qui
j’habite. Enfin, c’est Maria et Paul. Ils sont plus jeunes que moi. Je n’ai pas d’enfant. Comme
je n’ai jamais su me débrouiller tout seul dans la vie, ils me reçoivent chez eux et touchent un
salaire : ce sont mes accueillants familiaux. Ils sont plutôt gentils avec moi. Ils ont tout de
suite compris que pour moi, l’important c’est les draps. Chez eux, j’ai même droit à une petite
armoire, rien que pour mes draps.
Voici ce que Maria m’a lu :
« Cher Tonton Jules,
Merci beaucoup d’avoir accepté de répondre à mes questions. J’ai trouvé passionnant tout ce
que tu as dit et en ai tiré le texte qui suit. Si tu veux bien me faire savoir ce que tu en
penses, cela me permettra ensuite de le proposer au journal. J'espère que tu pourras vite me
répondre. A bientôt. »
Maria m'a dit qu'elle était un peu inquiète avant de commencer à lire. Elle s'inquiète
facilement. Au début, quand je suis arrivé, c'est surtout moi qui étais inquiet. Mais c’était
déjà il y a quelques années. Je trouve que mon neveu a beaucoup arrangé ce que j'ai dit car je
ne parle pas comme un écrivain. Voici ce que j'ai entendu :
« Un usager raconte sa vie en famille d’accueil :
Quand j'étais tout petit, à peu près à l'âge de deux ans, une dame est venue à la maison. Elle
se sentait fort, une odeur que je ne connaissais pas. Beaucoup plus tard, j'ai appris que ce
qu’elle sentait s’appelait du parfum.
Ce souvenir m’est revenu en mémoire avec beaucoup d’autres, le jour où je suis devenu
majeur : j’ai eu alors accès à mon dossier. Un drôle de cadeau d’anniversaire ! J’avais insisté
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auprès de Vanessa, mon éducatrice. Elle m’a accompagné. Je lui ai demandé de tout lire, de A
à Z. J’ai beaucoup pleuré. Ca l’a obligé à faire des pauses.
J'étais le plus jeune de quatre. J'étais dans mon lit. Un lit à barreaux. La dame, une
assistante sociale, a écrit que ma mère criait et pleurait beaucoup. Elle ne s’est calmée que
lorsque la police est arrivée.
Maman était seule avec nous quatre. Mon frère et nos deux soeurs auraient dû être à l'école
ce jour-là. Les jours d'avant aussi d'ailleurs.
Nous dormions tous les cinq dans la même chambre. J'avais le lit à barreaux pour moi tout
seul. Il n’y avait qu’un autre lit.
J’ai retenu par cœur quelques phrases du dossier tellement elle m’ont fait mal quand je les ai
découvertes : « Né de père inconnu comme ses frères et sœurs, Jules, pour qui nous avions
une ordonnance de placement signée du juge des enfants, prostré dans un angle de son petit
lit, se balançait, indifférent aux cris de sa mère ; Jacques, Paulette et Jeannine regardaient
la télévision. Le linge sale, amoncelé dans un coin de la pièce, dégageait une odeur
désagréable. La vaisselle débordait de l’évier. Sur la table, les restes de plusieurs repas
côtoyaient les boîtes de médicaments. Les neuroleptiques que Mme V. était censée prendre
tous les jours étaient à portée de main de ses enfants. J'avais prévu que le départ de Jules
serait mouvementé. Au fur et à mesure, Mme devenait plus menaçante. J’ai dû demander
l’aide de la police qui était prévenue de mon intervention.
Jules a continué à se balancer lorsque je me suis approchée. Il était sale et ne sentaient pas
bon. L’état de son lit à barreaux était catastrophique. Les draps ressemblaient davantage à
des chiffons déchirés et troués qu'à une parure de lit. A côté de Jules: une tétine. Un
biberon à moitié vide gisait par terre hors de portée de main de l'enfant. Je me suis
approchée en lui parlant. Il n'a pas semblé remarquer ma présence. Lorsque je l’ai pris dans
mes bras c'est comme s'il était une poupée de son. Le temps d'arriver à la porte, les cris et
pleurs des trois autres enfants se sont joints à ceux de leur mère. Les deux policiers ont eu
beaucoup de mal à les contenir pendant que je gagnais la voiture. »
C'est comme ça que je suis parti de la maison. L'assistante sociale m'a accompagné chez la
première assistante maternelle à s’être occupée de moi. Tata Mauricette. Il paraît que le
jour de mon arrivée, j'étais épuisé. Elle aussi sentait le parfum, pas le même que l'assistante
sociale. C'était l’heure de la sieste. Elle m'a conduit dans une chambre très claire. Je devais
être ébloui : d’après elle, je clignais des yeux en essayant de cacher mon visage. Elle m'a dit
plus tard qu'elle m'a d'abord déshabillé et donné un bain. Elle était désolée que je semble
indifférent à ce qui m'arrivait. Elle m'a ensuite mis des vêtements propres et a tenté en vain
de me donner à manger. Sa plus grande surprise a été que je me mette à hurler lorsqu'elle
m'a mis au lit. Il s'agissait d'un lit à barreaux. J'étais inconsolable. Je paraissais même
terrorisé. Elle m'a dit avoir tout essayé : paroles douces, berceuses, faire l'obscurité dans la
chambre, mettre dans mes bras la peluche qu'elle avait préparée pour moi... Lorsque que,
devenu adulte, je suis retourné la voir, pour lui poser des questions sur comment j’étais à
l’époque, nous avons réfléchi à ce qui a pu se passer pour moi lorsque je suis arrivé. Je crois
que j'ai hurlé pendant des heures parce que je n'avais plus aucun de mes repères : il y avait
beaucoup de lumière, le contact avec les draps n'était pas celui auquel j’étais habitué et leur
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odeur légèrement parfumée me dérangeait beaucoup, il n'y avait peut-être pas non plus les
bruits familiers : cris de mes frères et soeurs, bruit de fond de la télévision...
Lorsqu’elle a compris, tata Mauricette a eu une idée géniale : elle a pris mes vêtements sales,
en a fait un petit tas dans le coin de mon lit, non loin de ma tête. Elle a été surprise de voir
que j'essayais de les attraper et encore plus lorsque j’ai porté à la bouche celui que j’ai
réussi à attraper. Toujours est-il que ça m'a apaisé et que j'ai pu enfin m'endormir. J'ai
recommencé à hurler lorsqu'elle est venue me réveiller pour me présenter sa famille : Alfred,
son mari, ses deux enfants, Amélie et Julien que je considère encore aujourd'hui comme
faisant partie de ma famille. Mais ce jour là, sentir leur présence m'a fait hurler de peur.
Albert a voulu me prendre dans les bras et paraît-il que cela m'a calmé. Je me demande si
c'est parce qu'il ne sentait pas le parfum, lui. Il y sentait la sueur, odeur plus proche de
toutes celles auxquelles j'étais habitué. Il y avait aussi le chien, Baltazar, que je n'avais pas
remarqué lors de mon arrivée. Peut-être était-il assoupi dans un coin de la maison. Lorsqu'il
m'a vu dans les bras d'Albert, il s'est mis à japper et à sautiller autour d’Albert. Je me suis
remis à hurler.
Ça a donc été très difficile les premiers mois. J'ai passé beaucoup de temps à pleurer, me
balancer, dormir. Je mangeais très peu et vomissais souvent ce que Mauricette arrivait à me
faire avaler. Surtout quand j’étais dans mon lit. Un jour, sans qu'elle comprenne pourquoi, j'ai
fait une crise plus forte que les autres. Il paraît que j’étais un peu autiste.
J'ai oublié de dire que dès le jour où je suis arrivé et plusieurs fois par semaine dans les
mois qui ont suivi, Vanessa, mon éducatrice, venait pour me voir et parler avec Mauricette.
Quelquefois, elles m'emmenaient toutes deux en poussette dans un endroit qui sentait le
médicament où d’autres bébés pleuraient, surtout quand des dames en blouse blanche
s’approchaient d’eux.
Lorsque j'ai fait la première grande crise, Mauricette et Vanessa ont essayé de comprendre
pourquoi. D'après elles, cela a correspondu au jour où tata Mauricette avait changé les draps
de mon lit.
Depuis, elle a toujours fait attention d’y mettre quelque chose susceptible de rappeler l’odeur
de mes vieux draps. Cela ne m'a jamais empêché d'y faire des petits trous. Mauricette s'est
toujours demandé comment j’y parvenais. Un jour elle m'a surpris en train de mordiller des
draps qu’elle venait de changer. Dès que mes premières dents sont sorties, j’y mettais
beaucoup d'application. Plus grand, je me souviens que j'élargissais les petits trous avec mes
doigts. Ça a duré plusieurs années, Vous comprendrez plus tard comment ça s'est arrêté.
Il a fallu longtemps avant que je puisse avoir des contacts avec ma mère est mes frères et
soeurs. Je crois que ça a duré presque un an. Comme je ne parlais pas, je ne pouvais pas faire
comprendre combien c’était difficile pour moi. Tout se passait comme si les seuls liens que je
parvenais à garder avec ma famille étaient rattachés aux odeurs, en particulier aux odeurs
des draps. Lorsque Mauricette me mettait au lit, avant de parvenir à m'endormir, j’attrapais
le vêtement ou l'ancien drap qui conservait un peu de mes odeurs d’avant et me frottais
longuement le nez avec.
Quand je rencontrais ma mère, seule Vanessa m’accompagnait. C’était dans une grande pièce
avec beaucoup de jouets. Elle me serrait très fort dans les bras en parlant vite. J’aimais bien
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son odeur, celle de mon premier lit. Mais pas sa voix. Elle me disait qu’elle allait me reprendre
bientôt. J’ai compris bien plus tard ce que cela voulait dire. Dès fois, nous l’attendions
longtemps. Au bout d’un moment, malgré tous les efforts de Vanessa pour m’intéresser aux
jouets, je me balançais et quelquefois me donnais des coups sur la tête. Vanessa m’expliquait
après que « maman a peut-être oublié, elle est peut-être malade » J’ai su qu’elle était
parfois hospitalisée, pour sa dépression comme elle disait. Mais moi, ça me trouait le coeur. Il
fallait quelquefois plusieurs jours à Mauricette pour m’arracher à mon repli et à ma tristesse.
C’est surtout dans ces moments que je faisais les plus beaux trous dans mes draps, quelque
soit leur épaisseur et leur solidité.
Mauricette m'a dit que j'avais pris du retard dans mon développement. Je n’ai commencé à
marcher qu’après mon arrivée chez elle. Mon regard n’était pas facile à attraper. Je ne
m’intéressais pas aux jouets. Je préférais les draps, les serviettes, les torchons surtout
quand ils étaient bien sales et que de petits trous pouvaient y être élargis. Alfred m’avait
surnommé : « le petit poinçonneur des lilas ». J’ai mis longtemps à comprendre la chanson
dont il me serinait le refrain.
Je me balançais souvent tout seul dans un coin. Il ne fallait surtout pas me déranger dans
ces moments là. En revanche, j’aimais beaucoup la musique. Julien apprenait l’accordéon et
Amélie le piano. Même lorsqu’en apprenant ils faisaient beaucoup de couacs, je rigolais du
plaisir de les écouter. Encore aujourd’hui, si vous voulez me mettre de bonne humeur, il suffit
de me faire entendre un morceau d’accordéon ou de piano. Pour Noël, j’ai eu un baladeur MP3.
Maria et Paul m’y ont installé mes airs préférés. Ils ont même trouvé une version accordéon
du poinçonneur !
J'ai continué à faire pipi au lit et dans ma culotte jusqu’à l’âge de neuf ans. Ça aussi avait
une importance pour l'odeur du lit et des draps. Pour fêter que je sois devenu propre, tata et
Albert ont voulu me faire un cadeau. J'ai demandé qu'ils m'offrent une paire de draps neufs.
Je les ai baptisés à ma façon : j’ai fait pipi au lit la nuit suivante, une dernière fois, rien que
pour le plaisir. Enfin surtout le mien J’ai été tellement généreux cette nuit là qu’il a fallu
changer le matelas. Mauricette était furieuse. Elle m’a vertement tancé. J’étais doublement
malheureux : à cause des remontrances et de l’odeur de matelas neuf.
N’ayant pas commencé à parler, je ne suis pas allé à l'école à trois ans, mais on m'a d'abord
conduit à un hôpital de jour. Il y avait d'autres enfants qui ne parlaient pas et plein d’adultes
qui parlaient beaucoup. J’aimais aller à la pataugeoire et aussi qu'on me raconte des histoires.
Je détestais aller toutes les semaines dans le bureau du monsieur barbu qui sentait le tabac.
Il voulait que je fasse des dessins que je joue avec lui. J'avais bien plus envie de jouer avec
mes copains, même si quelquefois nous nous battions. De temps en temps il arrivait qu’il me
reçoive avec maman. C'est surtout ça que j'aimais bien avec lui.
Mon endroit préféré à l’hôpital de jour était la pièce où il y avait des tas de gros fauteuils
tous mous qui prenaient ma forme lorsque je m’y asseyais. Quand j'étais triste, et il paraît
que je l’étais souvent, j’allais me réfugier dans cette pièce. Ce qui était bien, c'est que j'avais
mon vieux drap avec moi. Personne ne m'empêchait de le sucer ou de me frotter le visage
avec. J'aimais bien qu'il sente la bave séchée. Une odeur un peu sucrée. Le plus merveilleux
parfum que j’ai jamais senti, même si aucun adulte n’était d’accord avec moi sur ce point.
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Quelquefois tata voulait mettre mon drap à laver, mais elle savait que le seul fait d’en parler
me mettait en crise. D'ailleurs Vanessa lui avait conseillé de ne surtout pas le faire. Le
monsieur barbu, lorsqu'il avait discuté avec elle, lui avait dit la même chose. Lui, c'était un
psychiatre. Le premier de ceux qui se sont occupés de moi. Des fois, il me rencontrait avec
Mauricette, d'autres fois avec Vanessa ou bien encore avec maman ou tout le monde
ensemble. Au début je ne comprenais rien. Je sentais juste qu'il n'était pas méchant. Il me
disait qu'il s'appelait Denis. C'était le docteur Zuet. Denis Zuet. Je ne sais pas s'il est
toujours vivant. Mais, même après que je sois parti de l’hôpital de jour, il a pris régulièrement
de mes nouvelles. Je l'ai même rencontré plusieurs fois après ma majorité. Il m'avait
surnommé le roi des draps. Ça me plaisait bien.
Un jour, dans le bureau avec maman et Vanessa, il a dit qu'il allait me proposer un drôle de
traitement : il voulait deux fois par semaine m'envelopper dans un drap mouillé et puis me
laisser sécher allongé sur un lit en s'occupant de moi avec Vanessa. Ca s’appelle le packing. Il
fallait que maman soit d'accord. Elle était d’accord avec tout ce qu’il disait, comme
hypnotisée. Elle lui demandait en échange d’écrire au juge pour qu’il lui rende ses enfants.
Entre temps, comme elle allait souvent à l’hôpital, mes frères et sœurs étaient aussi en
famille d’accueil. Nous pouvions nous rencontrer, une fois par mois, tantôt chez une tata,
tantôt chez une autre. Mes deux soeurs étaient chez la même tata.
La première fois que j'ai eu une séance de packing, j'ai hurlé pendant une demi-heure. Le
docteur et Vanessa avaient beau me parler doucement, m'expliquer ce qui se passait,
m'encourager à me détendre, ça ne marchait pas. Ils ont été obligés d'arrêter avant que le
drap ait séché. Ils ne se sont pas découragés. Le docteur D. Zuet a alors proposé que je
garde à l'intérieur du drap mouillé mon drap fétiche sale et plein de trous. Il a trouvé une
formule magique dont je me souviens encore aujourd'hui avec beaucoup d'émotion : « t’as de
beaux draps,tu sais». Il a dit ça en cherchant mon regard avec son regard. J’ai accepté de le
regarder longtemps droit dans les yeux. Pour la première fois de ma vie, je n’avais plus peur
de le faire. C'est comme si le mot drap et le son grave de sa voix avaient eu un effet
miraculeux. Je me suis senti rassuré.
Je me suis mis à prendre en plus de plaisir aux séances de packing. Pourtant au début ça
faisait froid. Mais après je me sentais chaud jusque dans ma tête et dans mon coeur. Jusque-
là, quand quelque chose me faisait plaisir, j'avais mal à ma tête est à mon coeur comme s'il y
avait des trous qui laissaient s’envoler le plaisir en me laissant une petite écorchure de peine.
J'ai commencé aussi à m'intéresser beaucoup plus à ce que me racontait le docteur D. Zuet
quand il me recevait dans son bureau. Sa voix m'enveloppait. Comme un drap. Souvent, il me
demandait de penser aux trous que je faisais dans mes draps. Avec des dessins et avec des
jeux, il m'a fait comprendre que les trous de mes draps avaient quelque chose à voir avec les
trous de ma tête et de mon coeur. Je me suis mis à faire des progrès en langage. Bien sûr
Magda, l'orthophoniste de l’hôpital de jour, m’y aidait beaucoup. Pour les trous dans ma tête
et dans mon cœur, j'avais construit une armure avec l’air autour de mon corps pour que rien
ne puisse me faire mal en les touchant. Gilberte, la psychomotricienne, était la seule à savoir
parler de mon armure et à m’aider petit à petit à m’en débarrasser. Elle a d’abord fait ça
dans la pataugeoire, puis dans l’atelier conte.
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Un jour où le docteur D. Zuet avait invité Vanessa et Mauricette dans son bureau avec moi,
ils se sont mis à parler de draps et des trous entre eux, comme si je n'étais pas là. Je leur
tournais le dos et jouais avec les play-mobil, mais j'écoutais tout. À un moment j'ai crié : «
Mauricette aussi a de beaux draps, tu sais ? » Ils ont sursauté tous les trois. Le docteur m'a
demandé ce que je voulais dire. J'ai dit :
-Une fois, j'étais dans ses bras, elle chantait une chanson, et elle a ouvert une armoire pleine
de bras. »
-Comment-ça une armoire pleine de bras ? demanda-t-il
-De draps ! j’ai dit en me fâchant.
Alors le docteur m'a dit des drôle de choses, que les draps et les bras ça pouvait être un peu
pareil pour moi. Il a ajouté que peut-être au moment de ma naissance et les semaines qui ont
suivi, j'avais eu l'impression que maman avait des trous dans ses bras. Comme si elle avait du
mal à m'envelopper quand elle me prenait contre elle. Alors que Mauricette , elle, avait des
bras qui enveloppaient bien. Comme si le travail de Mauricette ressemblait à ce qui se passait
pendant le packing : m'envelopper dans des draps sans trous pendant que je serrais contre
moi mon drap à trous. Il a même dit que ça pouvait avoir le même effet pour ma tête et mon
coeur. Alors là, je ne suis pas sûr d'avoir tout compris. Je crois qu'il a voulu dire que le
travail de Mauricette était aussi d'envelopper ma tête et mon coeur pour qu'ils n'aient plus
de trous. Ou du moins, que les trous puissent cicatriser et ne plus laisser s’envoler le plaisir.
Même si je n’ai pas compris, j’ai senti que c'était très important. À partir de ce moment-là,
j’avais moins peur quand je rencontrais maman. Je savais qu'après, même si les trous dans le
coeur et la tête se rouvraient, je pouvais compter sur les « bras-draps » de Mauricette et de
toute sa famille. De ce jour, je n’ai plus, sauf exception, ressenti le besoin de faire des trous
dans les draps.
Après, j'ai continué à grandir. Je ne suis plus allé tous les jours à l'hôpital de jour. Des fois,
j'allais dans une vraie école. C'était pas très drôle, je n'arrivais pas à me sentir comme les
autres. Quand j'essayais de me faire des copains ou des copines, je regardais derrière eux,
ou plutôt à travers eux, pour voir si eux aussi avaient des trous dans la tête et dans le coeur.
Mais c'était très difficile. Quand j’insistais, ils me traitaient de gogol et s'éloignaient de moi.
Et puis, je n'arrivais pas à apprendre à lire et à écrire comme eux. Alors après, je suis allé
dans un établissement spécialisé. Je continuais en même temps à aller à l'hôpital de jour une
fois par semaine. Ce jour là, j'allais dans le bureau du docteur Zuet. Une semaine sur deux, il
y avait une séance de packing. Je rencontrais aussi l'orthophoniste et la psychomotricienne.
À l'établissement spécialisé, je m’ennuyais un peu. Des fois je me faisais taper par les autres.
J’ai appris à me défendre. Quand je me faisais taper, ça me faisait mal aux cicatrices du
cœur et de la tête. Alors j'ai appris à crier quand ils s'approchaient trop de moi. J’ai ressorti
mon armure.
Un jour, Mauricette est tombée malade. Une maladie grave. Elle a du partir à l’hôpital
longtemps. Je n’ai pas pu rester chez elle. Au début, Vanessa a essayé que je puisse rester
avec Albert et ses enfants, et que trois jours par semaine j'habite avec maman. Vanessa
venait me voir chez elle tous les jours. Maman était très contente. Elle voulait absolument
m'apprendre un tas de trucs. D'après elle, Mauricette me les avait très mal appris. Comme se
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laver les oreilles ou laver mes slips dans une bassine par exemple. Quand je ne voulais pas,
elle se mettait très en colère. Et puis après, elle pleurait. Au bout d’un mois, elle a dit à
Vanessa que c’était trop difficile. Elle allait craquer. Alors Vanessa m'a cherché une nouvelle
famille d'accueil. Je ne pouvais plus rester chez Albert et Mauricette. Ma tata allait bientôt
sortir de l’hôpital, mais elle avait des traitements très fatigants. Aujourd’hui je sais qu’elle
avait un cancer. Je crois que j’ai ça aussi. C’est pour ça que je dois aller à l’hôpital. Mais je n’ai
pas peur : elle a guéri.
Quand j'ai eu douze ans, j'ai fait connaissance de Nadia, ma nouvelle assistante maternelle.
Vanessa l’a mise au courant pour mon drap. J’en avais toujours besoin pour dormir. Nadia était
très gentille. Son mari Abdel aussi. Ils avaient trois grandes filles qui aimaient bien s’occuper
de moi.
Ce qui m'a frappé chez eux, c’est leur très grande générosité. J'avais la plus belle chambre,
le plus beau lit, les plus beaux draps. Quand Vanessa venait, ils lui offraient du thé à la
menthe et insistaient toujours pour qu'elle reste partager leur repas. Ils attachaient une
très grande importance à ce que je mangeais. Il y a même eu une fois où ils ont souhaité
inviter maman à manger avec nous. Bien sûr, Vanessa leur a expliqué que ça ne se faisait pas.
Ils ont même tenté leur chance auprès du docteur D. Zuet. Sans succès. Ni pour Mauricette
et Albert, d’ailleurs : ils se rencontraient quand j’allais passer un week-end sur deux chez
eux, celui ou je n’allais pas chez maman. Le docteur leur avait expliqué à tous que c’était
important pour mes « enveloppes psychiques ». Comme je n’avais pas compris, il m’a parlé de
mes « draps du cœur ». J’ai tout de suite vu ce qu’il voulait dire. Dès fois, les docteurs ont
des mots qu’on ne peut pas comprendre s’ils ne les traduisent pas
Ils étaient très croyants, mais pas la même croyance que ma première famille d'accueil. Je
ne sais pas si c'est cette croyance qui les rendait si gentils et généreux.
Quand j'ai eu treize ans, j'ai commencé à sentir des choses bizarres dans mon sexe. Ça m'a
fait plein de problèmes. D'abord avec les draps, puis avec les filles de Nadia et Abdel. Je
prenais leurs culottes pour frotter mon sexe. Malgré mon amour des draps, j'ai trouvé ça plus
doux. Et puis je salissais beaucoup mes draps. Mais ça n'était plus mon énurésie. Nadia a
demandé à Abdel de m'en parler. Il était très gêné. Petit à petit, j'ai recommencé à faire des
trous dans mes draps. Nadia et Abdel, avec leur gentillesse, ne pouvaient m'en empêcher.
C'était terrible. Moi non plus, je ne pouvais pas m'en empêcher. Vanessa a demandé au
docteur D. Zuet de me voir plus souvent. Ça n'y changeait rien. Mon sexe était presque
devenu plus important que les draps pour moi. C'est l’époque où je n’ai plus eu besoin de
traîner partout mon drap fétiche.
Comme ça ne s'arrangeait pas, j'ai du partir de chez Nadia et Abdel. J'ai alors habité en
internat. Celui de l’E.M.P.. C'était terrible : les draps grattaient. Je dormais très mal. Je
n'avais pas une chambre pour moi tout seul. J’étais avec trois autres camarades. Deux étaient
gentils, mais le troisième, Dylan, me tapait souvent.
Je continuais à sortir le week-end, tantôt chez maman, tantôt chez Mauricette ou chez
Nadia. Vanessa me demandait de ne pas m’occuper de mon sexe quand j’allais dans les
familles. C'était la condition pour que je puisse continuer à y aller. Je me consolais parce
qu'il y avait de bons draps partout. J’en profitais pour bien dormir. Même chez maman. Chez
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elle, je pouvais rencontrer de temps en temps l’un ou l’autre de mes frères et soeurs. Des
fois, on lui demandait pour nos pères. Elle ne répondait que par des larmes. Alors on a arrêté.
Pourtant, j’aimerais bien savoir. Dans mes rêves, le mien ressemble un peu à Albert et un peu
au docteur D. Zuet, surtout quand il me regarde droit dans les yeux pendant les séances de
packing
A l’E.M.P., il y avait aussi des filles. Jessica était très jolie. Je me sentais tout drôle quand
j’approchais d’elle. Un jour, je lui ai dit la plus jolie phrase que je connaissais : »t’as de beaux
draps, tu sais ! ». Elle a beaucoup ri et puis elle m’a embrassé sur la joue. J’ai senti des
bonnes choses dans mon sexe. Je lui ai demandé de me le toucher. Ça lui plaisait aussi. Paul,
notre éducateur, nous a surpris. Nous avons été convoqués chez le directeur. Il s'est mis très
en colère. Nous ne comprenions rien. Il criait : « eh bien me voilà dans de beaux draps
maintenant ! Je vais devoir déposer une plainte ! Il y aura peut-être une enquête ! Ce que vous
faites est interdit. » Il nous a demandé de sortir de son bureau. Ma copine et moi,on était
très étonnés. Je ne voyais pas pourquoi avoir du plaisir était interdit. Surtout si ça mettait le
directeur dans de beaux draps : pour moi, c’était plutôt une récompense ou un cadeau.
Vanessa a essayé de m’expliquer qu’il y avait des lois. Je risquais de me faire renvoyer de
l’E.M.P.. Je lui ai dit que je voulais bien, à cause de Dylan, mais que je ne voulais pas, à cause
de Jessica.
Elle m’a aussi expliqué, en présence du docteur D. Zuet, qu’on pouvait s'occuper de son sexe
tout seul sans se montrer aux autres. Mais je le savais déjà. Et que quand on était adulte, on
pouvait choisir une amoureuse et se mettre dans des draps avec, si elle voulait bien. Si le
cœur battait fort et qu’on était très très contents tous les deux, on pouvait vivre l'amour.
J'ai tout de suite fait le lien entre l’amour et les draps. J’ai tout mélangé dans ma tête.
J’avais pas encore l’âge, Vanessa non plus. Pourtant, j'ai rassemblé toutes mes économies, j'ai
demandé un éducateur de l'internat de m'accompagner pour faire des courses dans un grand
supermarché. C'est là où on allait quand on avait besoin de faire des courses. J'avais déjà
passé beaucoup de temps au rayon des draps. J’y suis allé, et j'ai acheté la paire de draps qui
me faisait rêver depuis longtemps. Quand je les ai tenu contre moi jusqu’à la caisse, ça m'a
fait comme si mon coeur était enveloppé dans quelque chose de doux et chaud, parce que je
me suis mis à imaginer comment Jessica allait réagir quand j'allais lui offrir les draps. C'était
des draps un peu roses, avec une belle princesse dessinée dessus. On avait vu le dessin animé.
Ça s’appelait Pocahontas. La princesse me faisait penser à Jessica. Sauf que Jessica est
encore plus belle: elle a des grosses lunettes, et aussi des grosses fesses. Je trouve ça très
beau. Je lui ai donné les draps en disant qu'il fallait qu'on se dépêche de devenir adultes. Elle
m'a dit qu'elle allait m'embrasser, mais en cachette. On s'est donné rendez-vous. Là, elle m'a
embrassé sur la bouche. C'était terrible. J'ai voulu la caresser partout, mais elle m'a poussé
en me disant qu'on allait se faire renvoyer. Je lui ai demandé si la semaine d'après elle serait
adultes pour qu’on puisse aller dans les draps. Elle savait mieux compter que moi et à rigolé.
Puis c’était l’heure de rentrer
Jessica était plus grande que moi. Elle est partie de l’E.M.P. à la fin de l'année. Elle m'a donné
son adresse. Mais je ne savais ni lire, ni écrire. J'ai bien dicté une lettre une fois à mon
institutrice. Mais Jessica n'a jamais répondu.
7ème congrès du GREPFA France, Les Sables d’Olonne (15-16 juin 2006) 9
D. GORANS « T’as d’beaux draps, tu sais ! »
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J'ai recommencé à déchirer mes draps. À l'internat. J'ai fait des crises. Du coup on m’a
conduit à l’hôpital pour me donner un traitement. Je suis resté une semaine. Ils étaient tous
gentils mais je ne me souviens plus de leurs noms. J'étais très malheureux. Comme un drap
déchiré. Maman est venue me voir. Elle n'était pas d'accord pour que j’aille à l'hôpital et que
je prenne des médicaments. Elle avait peur que j’aie la même maladie qu’elle. Alors c'est un
juge qui a pris la décision. Le médicament, ça m'empêchait de faire des crises. Mais ça ne
m'empêchait pas d’être complètement chiffonné. Comme un drap malade. Depuis ce temps-là,
je reste triste.
En sortant de l'hôpital, je suis allé dans un autre hôpital de jour. Pour plus grands. Je ne me
souviens pas bien de tout ce qui s’est passé. J'étais trop triste. Jessica-Pocahontas me
manquait. Pendant un temps j’ai eu encore besoin d'un drap fétiche. Le drap doux et chaud
autour de mon cœur avait disparu. Ça n'a pas duré parce que tout le monde se moquait de moi.
Même les filles.
Vanessa, à la demande du docteur D. Zuet, a cherché une nouvelle famille d'accueil pour moi.
J'ai dit que je voulais retourner chez Albert et Mauricette. Je pensais que j’y retrouverais
de quoi envelopper mon cœur chiffonné. Mauricette a bien voulu essayer. Elle était guérie.
Avant que je revienne habiter chez elle, elle a voulu qu'on discute avec Albert, le docteur D.
Zuet et bien sûr Vanessa. Pour les histoires de sexe. Elle a bien dit devant tout le monde
qu'elle ne pourrait jamais accepter certaines choses. J'ai compris et promis que je ferais un
effort. Je crois que les médicaments m’aidaient un peu à faire des efforts. C'était comme
des draps dans ma tête. Comme certaines fois au moment du packing.
Je suis resté chez Mauricette et Albert jusqu'à ma majorité. Ils ne veulent pas accueillir
des adultes. Vanessa aussi s’est arrêtée de s’occuper de moi à ma majorité. Il paraît que
j’étais devenu responsable. Enfin presque, puisque j’ai une carte d’handicapé et un tuteur.
C’est Marcel. Il décide pour moi. Surtout pour l’argent. Quand je veux m’acheter des draps
neufs, c’est à lui que je demande l’argent. Une seule fois il a fallu que j’insiste : pour les draps
en soie. Il ne pouvait pas comprendre comme c’était important pour moi : dans les draps en
soie, je rêve en soie. C’est des rêves où je retrouve Jessica, mais aussi tous mes bons
souvenirs, ceux où je sens ma tête et mon cœur enveloppés dans la douceur et la chaleur. La
plupart, c’est dans les familles d’accueil. Il y en a aussi un tout petit peu avec ma mère,
d’autres pendant les séances de packing, avec le docteur D. Zuet.
Depuis que je suis adulte, j’ai dû retourner deux fois à l’hôpital. Le psychiatrique. Une fois
juste à ma majorité parce qu’on ne savait pas où me mettre et que je recommençais à faire
des crises. J’étais dans des moches draps ! Une autre fois, quand maman est morte : je ne
dormais plus et ne mangeais plus. C’était très différent de quand j’y suis allé enfant. Sauf
pour les draps et la gentillesse des soignants. Comme ils étaient moins nombreux, ils n’avaient
que le temps de sourire et de changer les draps, pas de parler.
La première fois où j’y suis retourné, le docteur de l’hôpital m’a proposé une famille d’accueil.
J’ai tout de suite accepté. Je savais que pour se sentir dans de beaux draps, il n’y avait rien
de meilleur. Depuis, je suis chez Maria et Paul.